vendredi 7 février 2014

Saül Bellow, Ravelstein

Ravelstein, juif et enseignant américain... comme Saül Bellow


 
Référence : Saül Bellow, "Ravelstein", éditions Gallimard, 2000 et 2002 (version française), isbn 2-07-075914-8
 
Ce livre est « tantôt sombre, tantôt férocement drôle, à travers l'amour et la mémoire ; c'est un hymne à l'amitié et à la vie. »
 
Abe Ravelstein est un homme important, souvent consulté par ses anciens étudiants qui occupent maintenant des postes politiques parfois très importants aux États-Unis, participant à la marche du monde. Il utilise une pédagogie active et n'hésite pas à secouer ses étudiants, les provoquant, leur demandant par exemple « comment en cette démocratie moderne, allez-vous satisfaire aux nécessités de votre âme ? » [1]

Le personnage de Ravelstein est construit sur la figure d'Allan Bloom, collègue et ami de Bellow à l'Université de Chicago et auteur en 1987 de The Closing of the American Mind (L'Âme désarmée). Mort en 1992 d'un dysfonctionnement du foie,  Bellow lui avait promis d'écrire sa biographie.
 
Pour fêter son succès littéraire, il est allé à Paris, ville où il se rend souvent, avec son compagnon Nikky, dans le luxe ostentatoire de l'hôtel Crillon. Cette vie facile, il la doit à son ami Chick, le narrateur,  qui l'accompagne aussi, et qui lui a suggéré l'idée de son essai sur JM. Keynes, un livre qui s'est si bien vendu qu'il est devenu assez riche pour se payer ce séjour au Crillon; oui, « rassemblées dans un livre, ses idées l'avaient rendu absolument riche. » [1]
 
Ce livre pointait par exemple les failles du système éducatif américain, l'impéritie des sciences humaines réduites , dévalorisées face aux sciences appliquées comme l'informatique.  Ses dénonciations n'avaient pas été du goût de certains et nombre de ses confrères lui en voulaient d'avoir étalés ces problèmes en place publique... et d'avoir connu un succès international.
   Couvertures de Ravelstein
 
Abe Ravelstein est un homme complexe, plein de contradictions, aux côtés si attachants et parfois si énervants, souvent non conformistes dans la bonne société d'intellectuels qui l'entoure, si faible aussi face au confort et au luxe qu'il affectionne tant. Ensuite, il a été très malade, cloué au lit, et Chick en le veillant repensait à son divorce avec Vela -ce qui n'avait pas surpris Ravelstein- , trop de différences entre eux, incompréhension, modes de vie différents, Chick pense qu'elle avait « échafaudé une rationalité ésotérique totalement indéchiffrable mais fondée sur des principes "à dix-huit carats". » [1]
 
Au début, Ravelstein avait fait des efforts pour avoir de bonnes relations avec Vela, après son mariage avec Chick. Malgré ce qu'il pensait déjà de Vela, et ce qu'il considérait comme son égoïsme, son désir de paraître avait peu à peu gâter leurs relations et ont fini par grever le mariage de son ami. Il pense que Chick  « a besoin d'un défi extrême » impossible à atteindre avec une telle femmes, mais heureusement pour lui, il a une autre vocation qui lui permet de surmonter les effets négatifs de cette relation, le travail et son métier comme exutoire.

   
  Avec sa dernière femme Janis chez eux à Brookline, Massachusetts
 
Chick et Abe étaient amis intimes qui se comprenaient à demi-mot, « un gigantesque accord commun nous soulevait de concert » sans qu'ils puissent en saisir la réalité profonde. Rien de tel avec Vela qui restait une énigme : belle -tout le monde le reconnaissait- « des fesses de cavalière, une superbe poitrine, « prenant un soin méticuleux de son corps, de sa vêture, et cependant ayant toujours l'air indifférente, impénétrable. En fait, elle était d'un épouvantable snobisme, voulant constamment briller en société. Quand il apprit que Chick allait se remarier avec Rosamund sa secrétaire -beaucoup plus jeune que lui- Ravelstein rit sans autre commentaire.  Pour Ravelstein, l'amour était « une des plus hautes fonctions de notre espèce- sa vocation. »La pierre angulaire de sa pensée.
 
Son intérêt pour le comportement de ses contemporains faisait qu'il s'intéressait peu à la nature, à la campagne comme Chick et sa maison de campagne du New hampshire. D'ailleurs, Rosamund disait à Chick « Ravelstein est beaucoup plus sociable que toi. Il adore avoir de la compagnie. » A travers la biographie de Ravelstein qu'il s'était juré d'écrire enfin après la mort de son ami, Chick commence une réflexion sur la mort et les croyances des hommes, sur cette conviction de Ravelstein que la mort, "ce sont des images qui s'éteignent".
 
Pris par le souci de sa biographie à écrire, Chick repensait aux dernières semaines de Ravelstein, à leurs conversations sur le sort des juifs dans ce terrible XXè siècle, la veulerie des exécutants, leur irresponsabilité. Rien qui puisse alors rassurer Ravelstein quant à l'avenir de l'humanité. Il pense en fait beaucoup à son ami défunt, pas seulement pour cette biographie à écrire, même quand il est en vacances sur l'ïle Saint-Martin avec Rosamund. Chick sentait que l'a^ge accélérait le temps, que les petits détails qui donnent leur couleur à la vie se dissolvaient dans la scansion du temps, seul l'art par son rythme pouvait encore donner l'illusion d'y échapper.
 
Chick, à présent très malade est rapatrié chez lui à Boston, va vivre une expérience intime, visions oniriques pendant sa période de coma au service réanimation. Il s'imagine congelé pour un siècle, "ressuscitant" au beau milieu du XXIIè siècle, revoyait Ravelstein et se querellait violemment avec Vela. Finalement, malgré son athéisme, il espérait fermement à une "autre chose" qui nierait le néant. Très diminué, il survivra quand même à cette terrible épreuve, portant toujours en lui la formidable puissance ironique de son ami Ravelstein, sans apparemment trouver la force de tenir la promesse qu'il lui avait faite.
 
Comme Bellow l'écrit dans "Ravelstein", « Il est étrange que les bienfaiteurs de l'humanité soit tous des gens amusants. En Amérique au moins, c'est souvent le cas. Quiconque veut gouverner le pays doit aussi le divertir. »
 
Annexes : extrait de L’Express,  Henriette Korthals Altes, 1 février 2001 
 
« Marc Fumaroli  [2] a établi un parallèle intéressant entre Proust faisant de son ami et mentor Robert de Montesquiou le modèle de M. de Charlus dans Sodome et Gomorrhe et Bellow faisant de son ami (et mentor philosophique) Bloom le personnage d'un roman-témoignage. A la différence que Montesquiou a pu répondre avec ses propres Mémoires, Les pas effacés. Mais dans les deux œuvres, les identités ne sont pas tranchées. Charlus est un "Monteproust" tout autant que Ravelstein est un Bellow. Car l'autofiction redessine les contours du Moi au gré des désirs et des regrets, des fantasmes de l'auteur. Ravelstein est celui que Bellow aurait aimé que Bloom soit - un homosexuel assumé -, mais c'est aussi celui que Bellow aurait aimé être - le philosophe qui rit du tragique de la vie et dont la mort lui permet d'apprivoiser la sienne propre. 

Dans ce contexte d'identités brouillées, la question de "l'outing" [3] prend un sens nouveau. Par la voie de la fiction, Bellow dépolitise l'homosexualité et du coup place la philosophie de Bloom au-delà du clivage politique classique. Il prolonge ce que le philosophe avait amorcé dans son recueil d'essais, L'amitié et l'amour, où il débarrasse les rapports amoureux d'une lecture féministe et rappelle la force naturelle de l'amitié et de l'amour. Bellow a eu le dernier mot; à propos de son roman il n'y a qu'un mot qui vaille: "Ravelstein, c'est moi!" »
 
Notes et références
[1] respectivement pages 31, 26 et 107-108
[2] Voir la biographie de Marc Fumaroli
[3] L’Outing est le fait de révéler l’orientation sexuelle sans son assentiment.
 
* Repères biographiques 
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