<<<<<<<<<<<<<<<< Jacques Le Goff (1924-2014) >>>>>>>>>>>>
Article en hommage au grand médiéviste mort en avril 2014
« Mes héros ne meurent jamais. » Jacques Le Goff
« Jacques Le Goff, ce grand historien que le monde nous enviait » titrait le Nouvel Observateur au lendemain de sa mort le 1er avril 2014. Chantre de la "Nouvelle histoire", ce chef de file de l’École des Annales avait révélé l’importance du système de valeurs médiéval dont l’époque actuelle est très largement l’héritière.
Ce breton, par le hasard d’une nomination de son professeur de père, est né à Toulon mais sa mère était une provençale aussi pratiquante que son mari fut un laïc sceptique. [1] Jacques Le Goff le décrit comme un homme « droit, honnête, dévoué et intègre » et cherche déjà, à travers la figure paternelle, comment les mentalités forgées par l’histoire, "l’inconscient collectif", peuvent influer sur l’évolution des sociétés.
De Toulon, de sa jeunesse passée cours La Fayette,
il retiendra l’importance de la topographie socio géographique d’une
ville, des "frontières" entre quartiers, l’importance de la rue, des
espaces publics comme marque de sociabilité, qu’il transposera plus tard
à la cité médiévale. Autant l’expérience du Front populaire va l’enthousiasmer, autant il sera d’emblée opposé au régime de Vichy, écrivant en 1987 que « Pétain est la plus grande tache sur l’histoire de France ». Il fera son hypokhâgne dans un lycée de Marseille
sans avoir obtenu la moindre bourse puis entrera dans la Résistance. Il
se retourne du communisme, surtout après « le coup de Prague » auquel
il assiste et militera ensuite au PSU (le parti socialiste unifié)
Ses premiers ouvrages importants, « Marchands et banquiers du Moyen Age » et « Les Intellectuels au Moyen Age », analysent le développement urbain au XIIIe siècle et le rôle d’une institution comme les ordres mendiants
dans la structuration d’un nouveau paysage social. Il met aussi
l’accent sur l’émergence de nouvelles pratiques comme la diffusion du
savoir qui va faire de l’intellectuel une des grandes figures de cette
époque. Dans un ouvrage essentiel « La Civilisation de l'Occident médiéval »,
il procède d’une approche globale de l’ère médiévale en partant de son
univers mental, de l’impact d’une religion qui, pendant une dizaine de
siècles, a modelé le mode de vie des populations pour l’adapter, le
rendre conforme aux prescriptions chrétiennes. Cette approche s’appuie
sur son idée que « l’histoire est mue par des mouvements profonds et continus, elle ne connaît pas de rupture brusque. »
Il
s’intéresse à tous les aspects de la vie médiévale à travers les objets
du quotidien, la vêture, l’alimentation et même le comportement de tel
ou tel groupe social. Dans « L’imaginaire médiéval »,
il se penche sur le rêve, les mentalités, les croyances collectives
pour évaluer l’impact de leur évolution et les conséquences pour la
société. Pour lui, l'histoire en tant qu'histoire des hommes et de leur
sensibilité, ne peut prétendre à l'objectivité : c'est une « activité presque involontaire de rationalisation. »
Il s'est penché par exemple sur le rôle d'Helgaud de Fleury qui au début du XIe siècle présente le roi Robert le Pieux
comme un saint alors qu'il a répudié sa femme, en enlève une autre
qu'il finit par épouser, se retrouvant ainsi bigame. Autre exemple puisé
dans le siècle suivant, celui du roi Philippe Auguste
se remarie sans consommer ce nouveau mariage puis enferme sa femme pour
pouvoir se remarier. Contradiction entre liaison du cœur et raison
d'état dont l’Église s'accommode sans grande peine.Il s'est aussi élevé
contre le découpage de l'histoire en tranches, l'idée de rupture entre
les grandes époques qui ont marqué l'évolution historique et dont il
disait : « Il
semble souvent que la continuité l'a emporté sur la rupture, le point
d'arrivée est pourtant si éloigné du point de départ que les gens du
Moyen Âge eux-mêmes, dès le VIIIe siècle et jusqu'au XVIe, éprouveront
le besoin de retourner à Rome parce qu'ils sentaient qu'ils l'avaient
bien quittée. En chaque renaissance médiévale les clercs affirment plus
encore la nostalgie du retour à l'Antiquité le sentiment d'être devenus
autres. Revenir à Rome, ils n'y songent d'ailleurs jamais sérieusement.
Quand ils rêvent d'un retour, c'est à celui qui les ramènerait au sein
d'Abraham, au paradis terrestre, à la maison du Père. »
Il
participe aussi à la diffusion de l'enseignement de l'Histoire dans
l'émission Les Lundis de l'Histoire sur France Culture puis à l'écriture
de l'histoire des Annales intitulée Faire de l'histoire, réunissant ses
articles dans le livre Pour un autre Moyen-Age.
Interview de Jacques Le Goff par André Burguière
Dans une interview de l'historien André Burguière, Jacques Le Goff donne son sentiment sur la notion de Renaissance et d'évolution du rapport à l'argent :
« Ce long Moyen Age qui va du IVe au XVIIIe siècle [2] a connu plusieurs phases d'essor, que l'on peut qualifier de "Renaissances" parce qu'elles mêlent l'innovation au resourcement dans l'héritage de l'Antiquité. On a parlé de la "Renaissance carolingienne" au IXe siècle, il y a aussi eu une renaissance au XIIe siècle: c'est l'essor des villes et du grand commerce, la construction des Etats monarchiques, l'épanouissement de la scolastique et bientôt la création des universités. La principale différence de cette "Renaissance" avec celle du XVIe siècle, c'est que ses acteurs ne se pensaient pas comme les inventeurs d'un âge nouveau mais comme "des nains juchés sur des épaules de géants" ».
« Je me suis demandé moi-même devant ces réactions si l'on assistait à l'émergence d'un nouvel anticapitalisme ou à la résurgence de l'ancienne aversion au profit, demeurée latente. En réalité, l'usage de la monnaie a été largement stimulé au Moyen Age par le développement du commerce international - surtout grâce aux marchands italiens - et des Etats bureaucratiques, à commencer par la papauté, qui lèvent des impôts payables en numéraire. Mais les hommes n'accordaient pas une valeur intrinsèque à l'accumulation du capital et, quand ils le faisaient, ils cherchaient à rendre cette accumulation compatible avec les exigences de l'au-delà. »
Jacques Le Goff, Gabriel Garcia Marquez: La vie est notre réponse
En une semaine nous venons de perdre deux grands témoins de notre temps, deux témoins agissants : Jacques Le Goff et Gabriel Garcia Marquez. Deux hommes qui ont bouleversé leurs domaines respectifs : l’histoire, la littérature. Leurs apports sont essentiels. L’histoire ne se fait plus de la même manière depuis les travaux de Jacques Le Goff. [...] Ces deux penseurs étaient des politiques dans le sens le plus noble de du terme, des hommes de l’agora. Ils portaient un regard lucide et engagé sur leurs sociétés. Tous les deux refusaient la logique de la misère tant matérielle, qu’intellectuelle. IIs étaient en rage contre un ordre qui a fait de l’ignorance une de ses méthodes à richesse...Jacques Le Goff écrivait « il n’y a pas de sens à l’Histoire mais l’Histoire donne un sens au temps ».
Allez écouter ces idées sur France Culture (nombreuses émissions le concernant) et sur France Inter (la magnifique « Marche de l’histoire)
Extrait d'un article de Jacques Boura de Médiapart le 19 avril 2014
Notes et références
[1] Cette "opposition complémentaire" entre ses parents l'a beaucoup influencé, surtout le contraste entre éducation religieuse et enseignement public qui lui a permis d'acquérir une grande liberté de conscience
[2] Pendant tout le temps que la doctrine catholique a été source de vérité tant que l'Eglise et sa doctrine ont été considérées comme les sources de la vérité. La rupture naît de deux révolutions : révolution industrielle dès le milieu du XVIIIe siècle et révolution française qui modifie profondément les structures mentales, le rapport à l'Histoire et au religieux.
Voir aussi
* L'hommage de Gallimard
* Mes fiches consacrées aux deux autres historiens de l'Ecole des Annales Lucien Febvre et Emmanuel Le Roy Ladurie
<<<< Christian Broussas – Feyzin, 18 avril 2014 - <<<<© • cjb • © >>>>
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