mardi 4 novembre 2014

Elfriede Jelinek et le Winterreise

      Elfriede Jelinek

Référence : Elfriede Jelinek, "Winterreise", traduit de l'allemand par Sophie Andrée Herr, éditions Le Seuil, avril 2012, 168 pages, gencod 978-2-02-104942-8

Comme dans son roman le plus connu La Pianiste où la douce tristesse des "Lieder" de Schubert joue un rôle particulier, Winterreise reprend le titre d'une autre œuvre de Schubert Die Winterreise ( Le Voyage d’hiver ). [1] C'est d'abord une analyse de l’intime, douleurs affectives de sa relation à la mère et de la folie du père, une méditation sur cette condition humaine quasiment impossible, marquée par la solitude, la déchéance et la mort.

Sa critique sociale est dominée par la puissance de l’argent à travers des thèmes comme le culte du sport et des symboles comme la neige, les larmes, la girouette, le fleuve ou « la vielle ». Sa critique politique de son pays l'Autriche- s'articule autour du scandale de la banque Hypo Group Alpe Adria, de l’hypocrisie haineuse d'une opinion montée contre Natascha Kampusch ou du ski, sport autrichien par excellence. [2]

Winterreise, qu'elle considère comme une pièce de théâtre, est divisé en huit chapitres, sans didascalies, [3] écrit dans un style aux accents redondants, alternant le « nous » du collectif, d'une majorité bien pensante et pas toujours silencieuse et le « je » de l'individu dans toute sa singularité et qui s'oppose farouchement au « nous ».

            Le Voyage d'hiver
Winterreise de Jelinek           Le voyage d'hiver de Wilhem Müller [6]

Le temps n'est qu'une succession d'instants fugaces qui nous fuient, insaisissables à toute approche, à toute prise de conscience. Le temps d'y penser est déjà passé comme s'il existait une différence de nature, une incompatibilité entre l'individu et le temps. « On dit : c'est passé, et non : je suis passée. » Finalement, ce n'est pas le temps qui passe, c'est l'individu qui passe et se fait repasser, comme immobile dans un train devant le paysage qui défile. Le temps avance toujours, c'est sa nature,  avancer, toujours comme but toujours renouvelé, sans objectif. Le chemin de la vie n'existe pas plus que les bonnes raisons des raisonneurs, « comme l'histoire ne connaît aucun but », faite d'évolutions imprévisibles qui strient les montagnes de pistes de ski ou constellent les villes de banques.

Elle veut être aimée aussi inconditionnellement qu'elle-même l'a été par sa mère, conforter, reporter le côté possessif de leur relation. Et il y a le père, incompréhension et rupture, la mère et la fille « n'ont rien à tirer de papa » lui fait-elle dire. (page 95) Ce père, conscient  de sa démence, dont la mémoire se délite peu à peu, elles l'ont placé en institut, seul désormais, regrettant cette famille éclatée. Et elles, "ses" femmes, portent ce remords comme un poids intolérable, l'impression d'être prises au piège. Lui au moins est hors du temps, « c'est passé tout ce temps près de moi, et je ne l'ai même pas remarqué. » (page 130) Sa vie comme pour beaucoup d'autres est essentiellement constituée de passé.

Et puis, malgré tout, une petite lueur insensée, même s'il faut mourir un peu, se débarrasser de ses oripeaux, sans espoir « de retrouver ce que les gens ont laissé derrière eux, sur nos oreillers.  » (page 141) Foin de la tranquillité, il faut s'étourdir tant qu'il en est encore temps, ne pas penser, descendre les pistes de ski jusqu'à épuisement. [4] Pour l'auteure, notre complétude dépend de l'équilibre entre vie et mort et renouvellement du passé, le temps n'étant qu'un « présent perpétuel.  »

Rien de bien original dans son propos reconnaît-elle à la fin, simplement un irrépressible besoin d'écrire, [5] d'égrener sa petite musique de mots à la face du monde, de répéter sa vieille rengaine qu'elle enfonce comme un clou jusqu'à importuner tout son auditoire.

      

 Notes et références
[1] Pour sa référence au Winterreise de Schubert, symbole de sa quête d'elle-même et de sa critique du monde, voir le livre de Wilhelm Müller, "Franz Schubert : Die Winterreise"  
[2] Voir aussi la présentation de Fabienne Pascaud dans Télérama n° 3248 du 14/04/2012
[3] Au théâtre ou au cinéma, une didascalie est une note ou un paragraphe, rédigé par l'auteur à destination des acteurs ou du metteur en scène, donnant des indications d'action, de jeu ou de mise en scène. 
[4] « Avec une vie claire et joueuse, vous pouvez vous aussi calmer la douleur...  » (page148)
[5] « ... Je n'ai plus le temps de manger. L'art est pour moi plus important. Pas le temps de vider mon assiette...  » (page145)
[6] Voir Présentation

    
Scènes de Winterreise


Elfriede Jelinek et Donald Trump : sa pièce "On the Royal Road: The Burgher King"
La pièce cherche du sens à cette élection, pour comprendre ce qu'est Donald Trump, ce qu'il révèle de notre société. Dans la lignée de ses écrits, la pièce est très dense, chaque mot, chaque phrase s'inscrit comme élément essentiel d'un tout défini comme un puzzle. « La première fois que j'ai lu le texte, j'ai eu l'impression de voir de la peinture abstraite", a dit l'actrice Masha Dakic, qui a lu la pièce à New-York.
  
« On ne peut pas saisir la stupidité », a déclaré Elfriede Jelinek dans un entretien au magazine américain Theater, où sera publié une version raccourcie du texte de sa pièce dont le livre le plus connu, La pianiste, a été adapté au cinéma par son compatriote Michael Haneke

Références bibliographiques
*  Elfriede Jelinek, "La pianiste", éditions Jacqueline Chambon, 1988 et Le Seuil, Points n° 980
* Verena Mayer, Roland Koberg, "Elfriede Jelinek, un portrait", éditions Le Seuil, 2009

Voir aussi
Présentation biographique sur le site Espace go

       <<< Christian Broussas - Feyzin - 5 septembre 2013 - © • cjb • © >>>

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