Référence : Jérôme Ferrari, "Le Principe", éditions Actes Sud, 162 pages, mars 2015

« Rien ne peut sauver de la solitude l'homme qui ne rencontre plus que lui-même.» (page 154)

Deux ans et demi après la parution du Sermon sur la ville de Rome,qui lui valut le prix Goncourt, [1] Jérôme Ferrari publie son septième roman, [2] intitulé Le Principe, l'histoire d'un jeune philosophe assez désenchanté, « qui s'efforce, à l'aube du XXIe siècle, de considérer le mal à l'œuvre dans le monde contemporain », selon la présentation de l'ouvrage. [3]

Selon l'auteur qui pensait à ce livre depuis plusieurs années, « le projet initial n'était pas du tout politique. Je voulais surtout écrire sur le rapport entre le langage et la réalité. Les paradoxes de la physique quantique viennent de ce que notre compréhension du monde est structuré par les concepts du langage, qu'on ne peut pas améliorer, mais qui sont inapplicables à cette échelle . »

Ce phénomène est repris dans une métaphore du grand physicien Niels Bohr auquel Hensenberg a rendu visite en 1933 et qu'il reprend dans son autobiographie [4] : « Il en est du lavage de vaisselle comme du langage. Nous disposons d'une eau de lavage sale et de torchons sales et néanmoins nous réussissons à nettoyer les assiettes et les verres. » Commentaire de Jérôme Ferrari : « Le langage est un outil mal foutu qu'on est réduits à utiliser pour une tâche impossible. C'est une illustration évidente de ce qu'est la littérature. »
 
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Le titre fait référence au « principe d'incertitude » définit par le physicien allemand Werner Heisenberg (1901-1976), qui reçut le prix Nobel en 1932, se déclinant comme une « célébration des états de grâces et de beautés premières corrodés par le temps cruel. » Sur le cliché de couverture du livre, Werner Heisenberg se tient debout sur un conduit de cheminée, en plein ciel, les mains dans les poches, à la fois aérien et mystérieux. Le fondateur de la mécanique quantique a des airs à la fois d'un ange et d'un oiseau, à la fois Un dieu, un animal, titre qu'il a donné à un autre de ses ouvrages paru en 2009.

Jerome Ferrari le-principe    Werner Heisenberg

Les incertitudes de l'auteur se conjuguent à celles de l'inventeur du concept -le principe d'incertitude- qui énonce qu'il est « impossible de connaître en même temps la vitesse et la position d'une particule élémentaire, la précision de l'une entraînant le flou de l'autre, » un auteur qui se voit plutôt comme une espèce de particule en mouvement dans l'univers littéraire, refusant de devenir un produit littéraire, étiqueté, formaté depuis la grande kermesse du Goncourt chez Drouot.

Bien planqué derrière son double Werner Heisenberg, son héros étudiant en philo dans les années 1980 sèche sans grand espoir sur un texte du scientifique, objet de son oral de fin d'année. Celui-ci est à l'image des personnages de Jérôme Ferrari, ballotté par l'histoire, désarmé face au régime nazi qui le courtise, emportés dans les contraintes de la vie comme ceux du Sermon sur la ville de Rome, toujours incapables de tout comprendre, impuissants devant les forces qui confrontent les individus à leur destin. C'est dans cette confrontation que le principe d'incertitude s'applique aux hommes « dont les pensées s'estompent et se colorent des teintes pâles de l'indétermination. »

Jérôme Ferrari rejoint là son premier roman, aux résonances si parallèles, cet Aleph zéro, être mathématique si particulier qu'il reste intact quels que soient les éléments qu’on lui soustrait…


Le principe comme symbole de la relation position/vitesse
« Vous (Heisenberg) êtes debout au coin d'une rue de Leipzig, vous ne bougez pas, et pourtant vous êtes entraîné, à une vitesse indéterminée, presque nulle et presque infinie, dans un mouvement dont vous craignez qu'il vous emporte à jamais. [...] Le mouvement qui vous entraîne n'a pet-être pas reçu sa première impulsion à Leipzig en 1937 mais, sans que vous en preniez conscience tant sa vitesse inouïe était alors imperceptible, bien des années plus tôt en 1922, exactement au même endroit -car il n'y a aucun doute quant à la position, qui est déterminée avec toute la précision requise. » (pages 60 et 63)
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«... Il y serait question d'un personnage dont la vitesse et la position ne peuvent être exactement déterminées, qui sent parfois son corps s'étaler... en recouvrant toute la surface jusqu'à ce que le regard des autres le force à se matérialiser en un point précis... » (pages 68-69)
« Quel étrange mouvement que celui qui vous a jeté, à une vitesse telle qu'aucun instrument ne peut la mesurer, au cœur même de ce que vous vouliez fuir... » (page 82)
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« Vous avez la sensation troublante d'être toujours au même endroit comme si le mouvement interminable qui vous entraîne sans répit, au point que vous craignez de ne jamais en voir la fin, n'était, au bout du compte, qu'un avatar épuisant de l'immobilité. » (page 93)
« Le mouvement qui vous entraîne depuis si longtemps à une vitesse indéterminée, presque infinie, presque nulle, va bientôt s'achever... mais l'espace semble se diluer et éloigner de vous, si vite que vous vous hâtiez vers eux, le Walchensee, Élisabeth et vos enfants... » (page 100) 
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« Vous savez qu'en un temps très court, une énergie presque infinie peut jaillir du néant avant d'y retourner. » (page 153)

Notes et références
[1] Il devança les autres finalistes Patrick Deville, Linda Lê et Joël Dicker
[2] Voir le commentaire
[3] Les sources citées par l'auteur sont "La partie et le tout", autobiographie de Werner Heisenberg (Champs, Flammarion), le témoignage de sa femme Élisabeth (Belin, 1990) et "Le mystère Heisenberg" de Thomas Power (Albin Michel, 1993)
[4] Werner Heisenberg, "la partie et le tout", éditions Champs/Flammarion, 420 pages

Voir aussi
* Ma fiche Jérôme Ferrari, Le sermon sur la chute de Rome
* Étienne Klein, "En cherchant Majorana", éditions Folio, 208 pages

 < Christian Broussas Ferrari - Carnon, 27 février 2015 © • cjb • © >