Référence : Laurent Binet, La Septième Fonction du langage, éditions Grasset,  496 pages, août 2015

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« L’homme est une machine à interpréter et, pour peu qu’il ait un peut d’imagination, il voit des signes partout. »

« Les incorruptibles » nommait avec ironie Hélène Cixous la génération des philosophes des années 1960-70 qu’on avait rassemblés sous le label de la « French Theory », philosophes qui comptaient en particulier Roland Barthes, Jacques Lacan, Michel Foucault et Gilles Deleuze dans leurs rangs. Sur la fin de sa vie, l’un d'eux Jacques Derrida avait souligné dans le journal Le Monde, que ces penseurs aux approches assez différentes partageaient une même exigence, « un rapport intransigeant aux idées ».

Cette génération qui a connu sa traversée du désert, est très courtisée depuis des années, depuis l’engouement qu’elle a connu aux États-Unis d'où vient l'expression « French Theory ». Avec La Septième Fonction du langage, l’écrivain Laurent Binet nous propose sa propre vision de ces incorruptibles qu’il traite avec verve sous la forme d’une espèce de roman policier jubilatoire où certaines personnalités n'apparaissent pas forcément sous leur meilleur jour comme Bernard-Henri Lévy et Philippe Sollers hypnotisé par cette septième fonction du langage qui va lui jouer des tours.

Le roman commence rue de Écoles à Paris le 25 février 1980 par un fait divers : ce jour-là, l’une des figures de proue de ce mouvement, Roland Barthes meurt, renversé par une camionnette. « Putain de camionnette » aurait pu dire Coluche. Imaginant que cet accident soit loin d'être fortuit, que Roland Barthes a été assassiné pour d’obscurs raisons qu’on va découvrir, Laurent Binet bâtit une intrigue assez déroutante mélangeant les codes du polar et la comédie philosophique.

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« Il faut lire cette fable pour comprendre l’essentiel, la faiblesse des théories et l’immense orgueil des hommes qui les forgent.» (Mytoc.fr)

Cet "accident" s’est produit après un déjeuner chez François Mitterrand, où « on » lui aurait remis un document aussi secret qu’important. Pour tenter d’élucider ce crime supposé, à quelque temps de l'élection présidentielle de 1981, le commissaire Bayard, chargé de l'enquête, est convoqué par le président Valéry Giscard d'Estaing qui lui susurre de faire le maximum pour récupérer ce document, «  Il s'agit d'une affaire de sécurité nationale. Utilisé à mauvais escient, il pourrait causer des dégâts incalculables et mettre en danger le fondement même de la démocratie. »
Bigre, quelle bombe à retardement !

Le commissaire Jacques Bayard se trouve en fait assez démuni face à des hommes dont il ne sait rien. En faction à la faculté de Vincennes, il recrute un jeune universitaire spécialiste de la sémiologie - « un truc très étrange » - nommé Simon Herzog. Un domaine très ardu en effet où interviennent, témoins et suspects on ne sait trop, des noms illustres en l’occurrence Lacan, Althusser, Deleuze, Foucault, Derrida, Baudrillard, Cixous, BHL, Kristeva ou Sollers... Belle brochette des philosophes de l’époque.

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Comme dans un polar digne de ce nom, le héros couche à Bologne  avec Bianca dans un amphithéâtre du XVIIe, échappant à un attentat à la bombe, manquant ensuite de se faire poignarder dans une bibliothèque par un philosophe du langage, participant à une poursuite en voiture où il échappera à une tentative d’assassinat. Périlleux destin agrémenté d'épisodes plus savoureux où il assiste à une scène de levrette sur une photocopieuse, rencontre Giscard à l’Elysée, croise Michel Foucault dans un sauna gay, découvre une société coupeuse de doigts, traverse l’Atlantique à la poursuite de ce fameux document. Une vie d'aventurier sublime digne d'un des meilleurs James bond. Avec l'humour en plus.

Le maître de Roland Barthes, le linguiste américain d'origine russe Roman Jakobson [1] a mis en évidence six fonctions du langage [2] ; mais il en existerait une mystérieuse septième gardée jusqu'à présent secrète tant ses pouvoirs seraient dévastateurs. Faire du langage le fondement du pouvoir politique serait la dernière trouvaille de Roman Jakobson, le maître de Roland Barthes.

C'est ce Graal qui tient autant de la chimère que du sortilège, qui met le feu au monde politique à la veille d'une élection où tous les coups sont permis. Le microcosme intellectuel est à son tour gangrené par ce phénomène dont les leaders de la « French Theory » sont considérés aux États-Unis à l'égal des rock stars.


 Résultat de recherche d'images pour « Toujours faire comme si Dieu n'existait pas car si Dieu existe, c'est au mieux un mauvais romancier. » (page 493)

 Laurent Binet, agrégé de lettres, s'est livré à une farce philosophique aux nombreux rebondissements qui nous emmène du campus de Vincennes à celui de Cornell, de la ville de "Bologne la rouge" aux palais vénitiens de Ca' Rezzonico (Sollers oblige), des bars homosexuels et des backrooms du Marais aux courts de Wimbledon pour  la finale du tournoi 1980.
On y rencontre aussi beaucoup de personnages réels comme Umberto Ecco en grand prêtre d'une secte dédiée au langage, Althusser qui, comme dans la vie réelle étrangle sa femme Hélène, Jacques Derrida tué par un autre philosophe...

Cette fameuse septième fonction serait dans l'imagination de l'auteur, « magique ou incantatoire, la conversion d’une troisième personne absente ou inanimée, en destinataire d’un message conatif. » Une fonction "langagiaire" qui, de part son côté magique « permette de convaincre n’importe qui de faire n’importe quoi dans n’importe quelle situation. » Une septième fonction non seulement magique mais surtout de l'ordre du fantasme, qui ouvre vers un pouvoir absolu, aussi bien personnelle que politique.

On ne peut s'empêcher de penser que ce n'est pas un hasard si le commissaire Bayard porte le même nom qu’un des professeurs renommés de l’université de Paris 8, Pierre Bayard,connu pour des ouvrages comme Qui a tué Roger Ackroyd ? (analyse du roman d'Agatha Christie) ou Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? (analyse de l'acte de lecture) qui sont d'abord une réflexion sur le sens de la littérature, une tentative méta-littéraire.

Pour cerner la réalité, il faut d'abord approcher le réel, l'analyer en détail. Mais voilà, contrairement aux idées reçues, la réalité est mouvante, étrange et inquiétante selon Freud, un monde en soi que tente d'explorer Laurent Binet à sa manière.

On sait bien depuis Hitler ou Mussolini que celui qui maîtrise le discours, par sa capacité à susciter la crainte et l'amour, peut facilement devenir le maître du monde. Comme répond Laurent Binet dans une interview au site Mytoc.fr :« Il y a une libido de la conviction. Un désir d’avoir raison. Et à un moment, on peut se dire que tous les moyens réthoriques sont bons [...] En fait c’est ça la 7ème fonction du langage, l’art de la manipulation.»

     Roland Barthes

Notes et références
[1]
Roman Ossipovitch Jakobson, né le 10 octobre 1896 à Moscou et mort le 18 juillet 1982 à Boston, est un penseur russe qui devint l'un des linguistes les plus influents du XXᵉ siècle.
[2] Le schéma de Jakobson est un modèle décrivant les différentes fonctions du langage, développé à la suite des études de Karl Bühler basées sur les fonctions émotive, conative et référentielle.

Critiques et commentaires

« Laurent Binet dissèque finement le pouvoir du romanesque, des mots, de la langue... Comment distinguer le réel de la fiction dans nos sociétés de faux-semblants ? A quels signes ? Et à quoi bon, après tout ? "Le Roman est une mort", reprend doctement Foucault à l'enterrement de Barthes. Peut-être. Mais il aide à supporter la vie. » Fabienne Pascaud, Télérama

Le Figaro, 02 septembre 2015
Tout à la fois polar sémiologique, roman pop, récit sérieux et loufoque, il embarque le lecteur dans les méandres intellectuels et littéraires de la vie parisienne.

Libération, 07 septembre 2015
C’est très fort de réussir à mettre autant d’érudition et de finesse d’observation ethno-sociologique au service d’autant d’humour. Un livre qui aurait été écrit par un Houellebecq de bonne humeur.


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