Référence : Orhan Pamuk , Cette chose étrange en moi, éditions Gallimard, traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 688 pages, 2017

« le centre d’un roman est une opinion ou une intuition profonde sur la vie, un noyau de mystère enfoui à l’intérieur, réel ou imaginé. C’est pour explorer ce lieu, en découvrir les implications, que les romanciers écrivent ».
C
onférence à l’université d'Harvard, 2010 



         Orhan Pamuk à Istanbul

Après Neige (2005), son roman le plus connu, prix Médicis étranger, abordant la question d’une Turquie divisée entre laïcité et  islamisme, et le Musée de l’innocence (2011), histoire de l’amour fou de Kemal pour Füsun, une passion obsessionnelle et fétichiste, Orhan Pamuk aborde cette fois avec Cette chose étrange en moi un récit épique et foisonnant. [1]

Dans Cette chose étrange en moi, il reprend son dialogue avec "son cher Istambul" à travers  la vie d’un "cœur simple", le genre enfant du peuple qui a contribué à porter les islamistes au pouvoir.
Ce "cœur simple" s’appelle Mevlut Karatas, vendeur des rues à Istanbul, et symbolise tous les contrastes de la Turquie contemporaine.

         
        Orhan Pamuk et sa fille  

Entre Istanbul et Orhan Pamuk, c’est la passion, une osmose de toujours, une interrogation fondamentale aussi quand il s’interrogeait déjà dans Istanbul en 2003 sur le hasard de la naissance : : « Que signifie être né à tel endroit du monde et à tel moment de l’histoire ? » Du Livre noir écrit en 1990 au Musée de l’innocence en 2008 jusqu’à Cette chose étrange en moi, l’ancienne capitale ottomane parcourt ses textes comme le lien suprême qui marque son œuvre.

En 1982, ­Mevlut a 25 ans et, avec l’aide de son cousin, il s’apprête à enlever la jeune fille qu’il aime et veut épouser. Mais voilà, les choses ne se déroulent pas comme prévu et la jeune femme avec laquelle il s’enfuit n’est pas la bonne mais sa sœur aînée, bien moins ravissante. Supercherie à laquelle il passe outre en l’épousant.

Un bon gars en somme, pas rancunier, qui prend ce que la vie lui donne, « Mevlut n’était pas sans penser que sa plus grande force dans la vie, même dans ses plus mauvais jours, c’était son optimisme — un optimisme que d’aucuns taxaient de naïveté —, sa capacité à tout prendre à la légère, à voir les choses du bon côté. »

               
Orhan Pumuk à Paris en 2017               Orhan Pumuk chez lui à Istanbul


Il est temps de faire sa connaissance et de remonter dans le temps, vers son enfance, de retricoter les fils de sa vie. Mevlut s’installe à Istanbul à l’âge de 12 ans et devient vendeur de rue, livrant yaourt et riz pilaf, faisant corps avec cette ville qui n’aura bientôt plus de secrets pour lui. Le soir, Mevlut vend de la boza, la boisson traditionnelle longtemps prisée des Stambouliotes. 

« Il y a de l’alcool­ dans la boza, mais très peu. A l’époque ottomane, les gens pieux désireux de s’égayer un peu affirmaient au contraire qu’il n’y a pas d’alcool dans la boza, comme ça, en toute bonne conscience, ils pouvaient […] goûter à l’ivresse. Mais quand Atatürk a libéralisé la consommation du raki et du vin à l’époque républicaine, la boza a perdu sa raison d’être », explique un stambouliote. Derrière cette anecdote se profile aussi l’évolution de la Turquie contemporaine dont Pamuk nous entretient.

Finalement, Mevlut est un "turc moyen" avec son quotidien fait d’amour et de vie de famille, aux ambitions modestes que Pamuk instille dans son récit à travers le témoignage d’autres personnages, des anecdotes sur sa vie familiale et domestique, l’évolution des quartiers et des mœurs, le rôle de l’islamisme, tableau qui lui permet de dessiner un portrait de la ville et de ses habitants.

Pour Mevlut, Istanbul dans ses mutations devient plus difficile à saisir, car « certains soirs, la ville se transformait en un lieu plus mystérieux, plus inquiétant. Ces rues toutes récentes fourmillaient de signes qu’il ne connaissait pas… » 

Malgré tout, l’osmose existant entre Mevlut et Istanbul prend corps dans les deux sous-titres qui en déterminent : La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza Mevlut Karatas et l’histoire de ses amis & Tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages.


 
« Aujourd’hui, les bombes sont plus fortes que nos mots. »


Lui le rêveur « au visage poupon » et « au regard intelligent », a choisi de voiler la réalité, de rejeter l’ambition et le combat nationaliste. Ses cousins ont fait un autre choix, ils ont décidé de s’enrichir rapidement dans l’immobilier tandis que Mevlut tente chaque soir de vendre difficilement ses bozas depuis qu’elles sont de plus en plus supplantées par le raki. 

Mais si jusqu'à présent ses romans se déroulaient dans l'Istanbul opulente des quartiers occidentalisés, cette fois Orhan Pamuk nous emmène dans les quartiers populaires, misérables et turbulents, ceux des bidonvilles et des banlieues où se déroulent des vies ordinaires sans relief.


Notes et références
[1] Le titre choisi "Cette chose étrange en moi" fait référence à un poème de William Wordsworth :
« Je fus parfois troublé de soucis de prudence,
Et, plus que tout, d'un sentiment d'étrangeté,
L'impression que je n'étais pas pour cette heure,
Ni pour ce lieu.
»

<< • Christian Broussas – Pamuk 2017 - 20/10/2017 -© • cjb © >>